"L’œuvre intitulée « Once Upon a Time » est constituée de palettes de chantier, superposées en hauteur à la manière d'une barricade fixée sur une façade extérieure de l'école Bellevue, précisément devant la porte d'entrée de la salle servant d'atelier pour les artistes accueillis en résidence. Sur la surface irrégulière de ce mur de palettes apparaissaient en larges lettres cursives les mots « once upon a time découpés » à la scie sauteuse dans l'épaisseur du bois, rappelant aussi bien un graffiti que le début d'une histoire inscrite sur le tableau noir par la main d'un enfant ou de sa maîtresse. Il s'agissait donc d'une oeuvre in-situ, et même pourrait-on dire, « site specific » (terme anglais qui pourrait être approximativement traduit par oeuvre « contextuelle ») au sens où elle était non seulement pensée en rapport et inscrite dans un espace particulier, mais de surcroît étroitement liée à une situation, une histoire singulière. Jérémy Laffon se trouvait en effet être le dernier artiste accueilli dans ce lieu, la décision ayant déjà été prise de mettre définitivement fin à cette activité de résidence.
Obstruant l'entrée de cet espace, l’œuvre affirmait la présence de cet atelier par une image forte évoquant d'un même coup une histoire faite de travail, de fabrication, de recherche autant que de rencontres et d'échanges, et sa fin programmée. Faisant écho au célèbre « Once Upon a Time » (équivalent du « Il était une fois » français) des contes qui fait de l'évocation d'un autrefois révolu la formule initiatrice d'une nouvelle histoire à venir, l’œuvre matérialisant l'événement irrévocable de l'arrêt signifiait simultanément la fin d'une expérience, d'un processus, et la possibilité de sa continuation hors de l'atelier.
L'atelier, qu'il soit directement montré comme dans certaines vidéos dont il constitue le décor ou en filigrane dans des objets méticuleux portant la marque d'un métier laborieux conforme à l'idée traditionnelle que l'on pourrait se faire d'un « travail d'atelier », est dans l’œuvre de Jérémy Laffon motif récurrent, métonymie impérissable de la création et de l'activité de l'artiste. Or c'est sur un atelier vide, déserté, que s'inscrivait l’œuvre « Once Upon a Time », donnant une forme paradoxalement tangible à la valeur de la création dans ce qu'elle a de plus insaisissable : expérience mentale, sociale, vivante, qui se façonne au contact de la matière, au travers de gestes et d'efforts accumulés. Cela au moment même où elle était renvoyée à la virtualité d'un souvenir. Si l'atelier est le lieu par excellence de la création, il peut donc aussi être celui du désœuvrement. Le vide auquel était voué l'atelier de la Cité Scolaire Bellevue, conséquence d'une décision institutionnelle, n'en fait pas moins écho avec cette oeuvre de Jérémy Laffon à une contingence plus essentielle, celle à laquelle s'affronte la nécessité de la création, qui par définition n'est pas un état de fait établi une fois pour toutes, mais bien au contraire un acte d'affirmation constamment remis en jeu.
Indissociablement liée à un lieu et un temps particuliers, l’œuvre « Once Upon a Time » était ontologiquement vouée à une existence éphémère, et ce n'est que par le biais des quelques textes et images de documentation que l'on peut désormais la connaître. Son absence est cependant la raison d'être même de l'oeuvre « Sans titre » (2010 et 2012), dont les palettes s'entassent en désordre au sol dans l'exposition ; elles pourraient s'entasser à nouveau, dans un autre désordre, en un autre lieu et un autre temps, et la pièce, demeurant identique à elle-même, continuer à véhiculer de lieu en lieu la mémoire dont elle est chargée. Résidu d'une oeuvre qui l'a précédée, d'une histoire d'atelier et d'intervention in-situ, de travail et de temps, elle renvoie par-là même plus largement à une quantité infinie d'énergie et de temps toujours destinée à être épuisée, dont la signification se condense dans la perception ténue de cette respiration tranquille, dernier souffle de l'épuisement ou moment du repos qui lui succède, préparant une nouvelle phase de dépense, un nouveau cycle de ce circuit sans fin de déplacements et transformations d’œuvre en oeuvre et de lieu en lieu.
Camille Videcoq, 2012