Le travail de Jérémy Laffon porte d’emblée l’attention sur la relativité du caractère naturel ou artificiel des matériaux utilisés. Lors de ma première visite à l’atelier, je découvre Prototype de sculpture pour fuite d’eau (2018), un bloc de sel d’environ un mètre cube érodé par les gouttes d’eau tombant du plafond. Ces éléments naturels contrastent avec les tablettes de chewing-gum en train de sécher sur des tables et donnant lieu à des assemblages dont la disposition et le nombre d’éléments sont déterminés par des lancers de dés. Ces assemblages sont appelés Reliques lorsque les chewing-gums usagés sont remplacés par des plaquettes de bois et Constructions protocolaires aléatoires ou non aléatoires selon les différentes règles d’agencements associées au hasard. Tout en en opérant selon des modalités très précises, l’artiste s’emploie en même temps à brouiller les classifications : la couleur verte des chewing-gums évoque un ersatz de goût naturel, menthe ou chlorophylle, tandis que les assemblages aux allures architectoniques, mollissant ou craquelant sous l’effet de la gravité et de la chaleur, prennent une allure organique. Dans la vidéo Silence ( I Miss the Desert) 2017, des popcorns s’agglomèrent pour constituer des paysages imaginaires et mobiles baignés de flashs multicolores, témoins d’une anthropocène où l’environnent bouleversé par l’activité humaine généralise les hybridations, par-delà nature et artifices. La réalisation de ces pièces est caractérisée par l’entrelacement entre des forces naturelles agissant par elles-mêmes et l’activité artisanale agençant manuellement des œuvres singulières, à quoi s’agrègent des procédés industriels qui dans l’utilisation des tablettes de chewing-gum, par exemple, font apparaître sous forme de pattern la multiplicité de la production en série. La facture souvent minimale des propositions s’applique à mettre en évidence ces diverses opérations comme autant de systèmes ouverts donnant à voir la complexité des interactions en jeu. Cette complexité spécifique d’un espace-temps où s’entrechoquent de nombreux paramètres, ne peut être réduite à un point de vue individuel. Pour faire croître ces multiplicités de manière autonome, l’artiste utilise le plus souvent des procédés aléatoires qui lui permettent d’échapper à tous schémas prédéfinis. En tant qu’esthétique, cette expérience de la complexité engage une réflexion sur le goût explicite dans les nombreux produits alimentaires (fruits, confiseries, popcorns...) présents dans les œuvres de Jérémy Laffon depuis une dizaine d’années. La plupart de ces produits signalent l’aplatissement des saveurs et de l’expérience sensorielle induite par la production industrielle mondialisée. Mais l’intérêt de la démarche tient à ce que l’artiste ne prend pas sommairement position entre un bon et un mauvais goût. C’est plutôt dans l’effacement des catégories traditionnelles du bon et du mauvais, du beau et du laid, de l’agréable et du déplaisant que prend forme le monde où nous sommes. Le paysage qu’on découvre depuis le toit de l’atelier entre directement en écho avec les œuvres. Les grands moulins Storione qui produisent encore une partie de la farine consommée dans la ville de Marseille, sont cernés par les terrains vagues, les chantiers, les immeubles en construction qui hérissent la zone d’Arenc avec en arrière-plan le flux ralenti du port autonome sur la bande bleu foncé de la mer où s’accrochent les résidus des rues anciennes, des immeubles murés, des entrepôts abandonnés s’effilochant en bordure des quartiers nord. Trop d’énergies, de forces antagonistes, de destins individuels, de processus techniques et économiques sont à l’œuvre simultanément pour se résumer en termes de chaos ou d’entropie. Dans la présence de Jérémy Laffon, c’est plutôt un silence qui s’impose. L’économie de moyens et la lenteur des processus de travail qu’elles nécessitent enveloppent ses œuvres d’une atmosphère méditative et concentrée laissant transparaître à travers la complexité, l’unité d’un jeu des transformations ; sans s’arrêter sur tel ou tel état de la matière, l’artiste capte les accords, les correspondances, les rencontres improbables comme ces granules de litières pour chat qui dans la série Aglorama (2018) s’agglomèrent à la manière des pierres biscornues qu’on appelait dans la Chine ancienne, pierres de lettrés.
Marseille, novembre 2018