(télécharger l'entretien en PDF)
NP : La notion de temps est centrale dans ta démarche. Nous y reviendrons. J’imagine que la résidence au sein de la Réserve géologique de Haute-Provence a dû être particulièrement motivante.
JL : La découverte de la réserve a débuté au travers de quelques promenades autour des parcours d’art, déjà suffisantes pour me rendre compte de la diversité et de l’ampleur des paysages alentours, ainsi que de leurs particularités. Les montagnes noires, suscitant l’idée d’immersion dans un paysage « lunaire », ont constitué une première amorce pour mes recherches. par ailleurs, la présence sonore quasi permanente des cascades et des rivières autour de la résidence d’artiste du cairn a certainement influé sur mes pistes de travail.
Tu expérimentes différents médiums — dessin, installation, vidéo, performance, que l’on retrouve dans Circuit Fermé, ton exposition au centre d’art du CAIRN. Comment as-tu pensé le dialogue entre tous ces éléments ?
Les choses se sont affinées au fil du projet, qui dès le début était axé sur une pièce principale et son matériau, la glace. J’ai ensuite dû m’adapter aux contraintes qu’implique l’intégration d’un tel élément, qui génèrera au fil du temps plus de 2 200 litres d’eau dans un espace d’exposition. une grande partie du projet a donc consisté à anticiper et à assumer ces contraintes comme faisant partie intégrante de la conception de l’installation et à penser l’articulation entre les différents éléments.
Je tache souvent d’explorer un concept et un matériau jusqu’à son épuisement, donc le dessin (l’eau et l’encre) allait de soi, par déclinaison. Même si les différentes œuvres sont pensées comme complémentaires, j’en propose une combinaison parmi d’autres possibles. J’instaure également un dialogue entre les matériaux : le plomb par exemple, composant principal de la sculpture Construction Protocolaire Aléatoire, a aussi été utilisé pour les rigoles d’évacuation de l’eau de Circuit Fermé. La notion de paysage structure l’ensemble des œuvres de l’exposition, le bloc de glace évoquant l’érosion, les dessins rappelant la ligne d’horizon ou la topographie de la sculpture en plomb suggérant un soulèvement géologique.
Comment es-tu passé du projet d’atelier à l’installation finale ?
Le monolithe de glace et d’encre est une idée à laquelle je pensais depuis un certain temps et qui avait donné lieu à quelques essais à petite échelle. elle a logiquement trouvé un écho au sein de cet environnement géologique. c’est dans la résolution des contraintes techniques (la disparition physique du bloc de glace et l’évacuation de l’eau) que se sont rencontrés deux projets jusque-là distincts : le bloc de glace et le mécanisme de percussions dans l’eau provoquant la chute de pierres de tuf dans les fûts métalliques. Le fait de les associer est apparu comme une évidence, puisque cela permettait de rappeler certains processus géologiques, l’eau étant l’agent actif du cycle sédimentation / érosion. Le tuf, qui est une roche sédimentaire résultant de l’action de l’eau douce, avait toute sa place dans l’installation.
L’installation repose sur une articulation entre deux éléments très différents, voire opposés.
Oui, il y a une certaine opposition entre le côté minimal et contemplatif du bloc de glace et le côté plus « expressionniste », chaotique et dynamique de la seconde partie de la pièce. L’idée d’une installation en deux temps m’intéressait, les deux éléments ne pouvant être « actifs » simultanément, sinon durant un bref moment de transition, lorsque le bloc a presque entièrement fondu et que le remplissage complet des quatre fûts déclenche la mise en marche des mécanismes. Le seul vestige qui subsiste du premier état de l’installation est la circulation de l’eau noircie, donnant matière aux percussions.
D’une manière générale, tu accordes beaucoup d’importance à la dimension processuelle de l’œuvre, du reste très sensible dans cette exposition. D’où cela vient-il ? Certains artistes t’ont-ils marqué plus particulièrement ?
Je dirais que cela provient du Cours des choses, de Fischli & Weiss, un film qui m’a fasciné quand j’étais étudiant et par la suite, d’artistes tels que Roman Signer, Francis Alÿs ou Michel Blazy. Je ne m’y réfère pas directement, mais la tendance à l’entropie, à la dégradation et à l’autodestruction m’intéresse chez eux.
La dimension processuelle du travail est aussi une manière de construire les choses, d’amorcer un travail, d’essayer des pistes, de commencer sans trop d’efforts, par le jeu et ses protocoles. C’est aussi une manière de vérifier une idée, un concept
ou un matériau sur un autre support. dans la mise en place du processus, il y a aussi cette idée d’expérimentation, d’indétermination et d’incertitude du résultat, voire de perte de contrôle.
Cette dimension implique la prise en compte de différentes temporalités, des plus lentes aux plus brèves. Est-ce qu’on les retrouve dans l’exposition ?
Le rapport au temps est l’un des piliers de l’exposition. fondé sur le principe des vases communicants, Circuit Fermé est une sorte d’horloge à eau, donnant suite à une autre forme d’horlogerie. il y a en effet plusieurs temporalités : celle de la glace en train de fondre et celle des pierres suspendues menaçant de tomber, suscitant une tension dans l’espace.
Le spectateur est pris entre cette lente activité et ce temps de latence. il est comme tiraillé entre deux moments, la seconde partie de la pièce — les percussions dans l’eau —ne s’activant qu’une fois le monolithe complètement fondu. Dès lors, le rapport s’inverse : le spectateur devra imaginer ce qui a existé avant cette eau noire, avant le chaos explosif produit par les éclaboussures. il y a également le temps de la musicalité, celle des pierres qui marquent le rythme. Une telle présence sonore est d’ailleurs tangible dans de nombreuses autres pièces.
Tes travaux sont souvent fondés sur des procédures et des protocoles qui, tout ensemble, produisent des constructions et engendrent des transformations, pouvant conduire à la disparition plus ou moins lente de l’œuvre. C’est le cas du volume de glace de Circuit Fermé. Peux- tu expliquer son fonctionnement et dire ce qui t’intéresse dans ce processus entropique ?
L’entropie est au centre d’un grand nombre de mes pièces, en particulier pour la tension que celle-ci suscite. Ce qui m’intéresse est de concevoir une sorte d’installation-laboratoire mêlant différents éléments agissant les uns sur les autres, dans laquelle la forme évolue vers l’informe.
J’aime l’idée d’une perte de maîtrise, d’une œuvre qui deviendrait presque autonome, comme dans Le Trésor de Mexico. Sous l’influence des divers paramètres (hygrométrie, temporalité, poids, rhéologie, etc.), les différentes tours composant la construction de chewing-gum se transforment progressivement en s’animant.
Je ne peux pas prévoir la manière dont va s’effondrer la première tour, qui elle-même aura une incidence sur la forme qu’adoptera la seconde chute, et ainsi de suite.
Il se produit une tension entre des forces similaires à celles que l’on pourrait trouver dans la nature, et cela dans une temporalité si étirée qu’elle est presque imperceptible à l’œil nu. La procédure, elle, est une manière de fixer les règles du jeu, un cadre qui me permet de « sortir de ce cadre » ; c’est comme de repeindre un mur pour mieux le salir ensuite.
Tes matières et matériaux de prédilection — le chewing-gum, l’éponge, le savon, la pierre de sel — sont a priori peu aptes à produire des formes sculpturales stables. Pourquoi ce choix ?
Ce qui prime, c’est le fait qu’ils soient utilisés à contre-emploi, en partant de l’idée qu’il est presque impossible de travailler avec de tels matériaux. pourtant, leurs spécificités et leur réactivités propres (leur malléabilité et souplesse apparentes, leur spongiosité, le craquement par séchage, leur capacité d’érosion, etc.) sont exploitées. Je les choisis donc pour leur instabilité, leur fragilité, mais également pour leur banalité, parfois pour leur « vulgarité ».
L’eau est une composante récurrente de tes œuvres, qu’il s’agisse de dessin ou de volume.
En fait ce n’est pas tant l’eau en elle-même qui m’intéresse, mais l’idée de faire intervenir un élément extérieur, comme un phénomène naturel, qui vient parasiter l’œuvre et lui donner tout son sens. dans Symphony #2, par exemple, c’est bien le vent qui fait virevolter les outils suspendus au mur de l’atelier et qui, en les faisant ainsi tinter, leur confère une musicalité propre.
Ce qui m’intéresse, c’est donc la modification, hors de toute maîtrise, de la forme initiale, laquelle est soigneusement mise en œuvre afin de laisser place à de multiples « microévènements » pouvant se figer ou disparaître par la suite.
En effet, les blocs de savon prennent forme en étant érodés par un goutte-à-goutte (Productivity, Run Away !) et les pierres de sel sont « sculptées » par le léchage des chèvres (Osselets).
Le liquide agit à la manière d’un phénomène naturel accéléré. Dans plantations de paysages (chinoiseries), c’est l’absorption d’encre diluée qui fait apparaître les strates temporelles d’un dessin sur le carton de gobelets mis à plat.
Exactement. nous retrouvons la relation à la géologie… L’utilisation récurrente de l’encre de chine est pour moi une manière de rester dans le dessin ou d’introduire du dessin dans un volume. de manière aléatoire là encore, elle me permet de fixer les traces du processus et ainsi d’évoquer les strates d’un paysage. C’est une sorte de géologie du quotidien.
Dans Paysage étendu, ce sont des éponges qui, imbibées d’encre progressivement diluée, montrent une temporalité. dans l’écoulement et l’infiltration de l’encre congelée au sein du bloc de glace de Circuit fermé, on peut aussi découvrir une multitude de paysages de lavis qui se font et se défont.
Comment as-tu réalisé les dessins de glaçons ?
Le triptyque qui est exposé au Cairn (il y a d’autres dessins de ce type) a été conçu sur le principe d’une course de glaçons, avec une ligne de départ et un point d’arrivée, celui de leur fonte totale. L’encre est figée dans la masse des glaçons, que je dispose d’abord sur une même horizontale.
Une fois le dernier glaçon posé sur le papier, je déplace le premier d’un cran, puis toute la ligne, et ainsi de suite, jusqu’à ce que quelques-uns commencent à ne plus être manipulables. c’est une sorte de « performance picturale » : une fois entamé, je ne peux stopper le processus ; le temps du dessin correspond au temps de la fonte. Je souhaitais aussi partir d’une forme minimale — le carré, la grille — pour glisser vers l’informe. Là encore, je conserve les accidents produits par le glaçon s’échappant de mes doigts ou par l’excès d’eau, qui viennent altérer la structure orthogonale.
Peux-tu me parler de construction protocolaire aléatoire (n°I-26), réalisé lui aussi pour l’exposition, dont la structure quadrillée rappelle certains de tes arrangements en tablettes de chewing-gum ?
Cette série devait initialement être fabriquée en chewing-gum, comme une continuation des petites pièces déjà réalisées sur le principe du Kapla (Constructions protocolaires non aléatoires).
Voici les règles du jeu de cette pièce. il y a un quadrillage dont on peut voir le tracé sur le support lumineux. Je détermine le nombre de phases et le nombre de lancés à l’aide de deux dés. Chaque lancé détermine un emplacement : le dé numéroté de 1 à 4 pour l’ordonnée et l’autre de 0 à 20 pour l’abscisse. La disposition de chaque lamelle de plomb est ensuite définie sur la base de deux horizontales plus deux verticales, de manière à ce qu’elles se croisent toujours. La structure géométrique et le relief topographique résultent de l’ensemble de ces règles.
Le titre est un petit clin d’œil à François Morellet.
Les réalisations de Morellet sont majoritairement fondées sur l’application d’un hasard objectif, dont les règles sont compréhensibles. Comme lui, tu laisses deviner le principe selon lequel la réalisation s’organise.
Pour moi une œuvre d’art n’a rien de mystérieux. Pourquoi ne pas montrer l’envers du décor, parfois aussi intéressant que la forme finale ? Je conçois la pratique comme autant d’expérimentations, qui comportent la seule part de jeu que peut s’autoriser un artiste.
Pourquoi as-tu choisi cette fois-ci le plomb ainsi qu’un support lumineux ?
Je les ai choisis pour des raisons plastiques et contextuelles. Le plomb possède des caractéristiques plastiques proches de celles du chewing-gum par sa malléabilité et sa souplesse. on le dit ductile, il s’étire sans jamais casser, comme le chewing-gum. Il suggère aussi une certaine lourdeur, alors que la sculpture dégage plutôt une sensation de légèreté, sans doute due aux espaces vides qui la structurent et à son relief, très doux. Le plomb est un métal qui réagit à l’air, s’oxydant naturellement avec le temps. Dans le contexte de la réserve géologique, il m’a semblé plus pertinent d’expérimenter un matériau que l’on trouve ici sous la forme de galène. La sculpture n’en devient que plus « vivante » et je suis curieux de la voir s’oxyder peu à peu. J’ai voulu essayer la table lumineuse afin de découper visuellement le dessin formé par les lamelles. dans l’espace très sombre où est immergé le spectateur, son regard est tout entier focalisé sur cette étrange maquette.
Cette maquette semble se tenir entre soulèvement et affaissement, entre construction et destruction.
Voici toute la contraction qui sous-tend un grand nombre de mes travaux. Cette opposition est pour moi comme une respiration vitale.
Tu programmes d’ailleurs souvent la chute, l’effondrement. S’agit-il de mises en jeu du ratage, voire de l’échec ?
Au début, il était en effet question de ratage, d’absurdité, mais si ces notions lui sont toujours sous- jacentes, mon travail a plutôt évolué vers une étude de la ruine, une éloge de la ruine. Mon approche est aujourd’hui plus scientifique que clownesque, bien que j’assume encore mon côté « savant fou », bricoleur du dimanche.
La réussite et l’échec ne constituent pas des valeurs pour moi, tant les situations me paraissent au premier abord idiotes, et les projets démesurés, voire irréalisables. S’il y a une absurdité, c’est bien dans mon acharnement à lutter avec le matériau (le chewing-gum n’a pas été choisi par hasard…) ou avec l’idée première, dans cet entêtement à essayer d’avoir le dessus. dans la série des Reliques par exemple, on peut mesurer ce combat au long cours contre une construction en chewing-gum qui ne cesse de s’effondrer et que je restaure avec du balsa, inlassablement, jusqu’à ce que l’équilibre se crée entre les deux matériaux. s’il y a un échec, il tient au fait de m’être imaginé que la construction pourrait résister et rester dans son état originel.
Il en va de même dans Le Dernier Mot, la vidéo qui ouvre l’exposition, où je me montre dépassé par l’avalanche de dizaines de balles de ping-pong que je suis dans l’impossibilité de faire rebondir bien longtemps. Le ratage est donc contrecarré par mon entêtement, par mon obstination.
Doit-on y voir la métaphore de notre condition sociale ?
Ces situations questionnent davantage l’idée du rendement poussé à son extrême aberration, la lutte, perdue d’avance, contre notre enracinement dans le fonctionnalisme et la vaine obsession de l’efficacité, tout cela étant révélateur d’une certaine vanité contemporaine.
À l’inverse de l’idée de ratage, certains travaux réclament un temps d’élaboration considérable, exigeant une patience et une précision exemplaires. Peux-tu expliquer ce qui t’attire dans cette dialectique des contraires ?
C’est le rapport au labeur, la dialectique entre le labeur et la simplicité de la forme finale. celle- ci peut parfois sembler si évidente qu’elle en fait oublier le travail nécessaire à son élaboration. Par exemple, dans Invasione Pacifica, une vidéo que j’ai récemment tournée en Italie, j’ai intégré des effets spéciaux « faits maison ». S’ils évoquent les trucages des films de série B, ils ont nécessité plusieurs jours de travail pour quelques minutes d’images. C’est la même chose pour Exercices, chaque séquence de quelques secondes m’ayant demandé presque une heure
de performance, au sens physique du terme.
Au fond, tu réunis les figures du dilettante et celle du perfectionniste.
J’aime l’idée de geste improductif, tout en générant une certaine énergie du défi.
Entretien entre Natasha Pugnet et Jérémy Laffon, in catalogue monographique La Mélancolie du Pongiste, Editions P, 2015.