Fondée sur des protocoles et des processus se développant selon des temporalités étirées ou fulgurantes, sur la répétition obstinée des actes et des procédures, la dimension performative du travail de Jérémy Laffon est manifeste. Récurrent dans son œuvre, le ping pong semblerait même offrir un paradigme à son commentateur. À l’énergie semblant dépensée en vain dans certaines vidéos, en lesquelles l’épuisement s’exhibe comme tel, répond la reprise de gestes productifs. Loin de toute conception idéaliste de la création, l’œuvre est tantôt montrée comme le résultat d’un labeur, tantôt comme l’occupation d’un dilettante. La pratique de l’artiste est faite d’allers-retours expérimentaux entre divers médiums, oscillant entre l’élaboration patiente et la destruction programmée. Le « toc-toc » d’une pioche de maçon, accompagnant le mouvement obsessionnel de va et vient dont elle est animée, évoque celui d’une partie qui serait jouée sur le mode de l’absolue régularité (Pic vert, 2012 et Epilêpsis, 2013). Le son rappelle celui émis par la balle rebondissant sur la raquette « promenée » par Jérémy Laffon en Chine, l’artiste déambulant dans les rues et transports en commun de Pékin, concentré sur son inutile « dribble obsessionnel ».
Car dans l’art, la partie se joue souvent seul et à son jeu, tel que le conçoit l’artiste, il est nécessaire de déployer de l’adresse et de la ténacité, quitte à gaspiller son temps à cultiver tentatives réussies ou avortées. Entre l’élévation (modeste) et l’attirance pour le vide, le mouvement de la balle indiquerait deux pôles majeurs de la démarche de Jérémy Laffon. Ne réalise-il pas une performance filmée dans laquelle il se montre dépassé par les événements (Le dernier mot, 2013) ? Sur le mode de l’autodérision, cette action rappelle notre impuissance, mais aussi notre obstination à tenter l’impossible, envers et contre tout.
Tantôt lente et mesurée tantôt concentrée et explosive, l’énergie de l’artiste trouve à se dépenser physiquement dans des activités apparemment absurdes. D’autres énergies sont exploitées : celle, dissipée, du feu mis à des balles (Rumeur et Papillotes [propagation 1, 2, 3], 2011) et celle, invisible, qui circule dans la carcasse d’une Jaguar, procurant une décharge électrique à qui la touche (Epileptic Sovereign, 2012). Celle, naturelle, exercée par le vent sur des outils suspendus aux murs de l’atelier, qui vient les animer en les faisant tinter (Symphonie #2, 2010). En contrepoint, est mise à profit l’énergie lente d’une érosion liquide : celle d’un goutte à goutte qui vient désagréger, en les modelant, des pains de savon, sans que la main de l’artiste intervienne (Freaks, 2009). Ailleurs, c’est la gourmandise des ruminants1 qui, léchant des pierres de sel cylindriques, vient leur donner l’aspect de « sculptures naturelles » (Osselets, 2011-2012). Témoignant d’une logique visible, les cavités produites par le passage des langues animales ont la douceur, la régularité et le poli d’une abrasion liquide.
Physiquement présent dans les vidéo-performances, Jérémy Laffon s’efface souvent pour laisser agir ces « assistants » involontaires, se contentant d’initier les actions et de les interrompre au moment qu’il estime opportun. Aléatoirement altérée, la géométrie première des blocs ready-made révèle une esthétique de l’usure sensible dans l’ensemble du travail. C’est vrai des pains de glace qui, posés les uns sur les autres, forment en fondant une nouvelle configuration (Conjugaison, projet en cours). Se diffusant d’un bloc à l’autre, l’encre contenue dans certains d’entre eux vient « salir » aléatoirement ceux d’en dessous et détruire leur ordonnancement « puriste » originel. À l’abri de l’atelier, avec les moyens du bord, l’artiste semble reproduire des phénomènes d’ordre géologique ou météorologique. Et si ses sculptures sont loin d’illustrer un propos écologique, elles peuvent évoquer une disparition inexorable, signes d’une entropie généralisée. Mais, s’il provoque ces phénomènes, Jérémy Laffon se montre impuissant à changer le cours des choses ; tout au plus peut-il l’arrêter provisoirement. D’autres fois, le liquide et son évaporation contrôlée déterminent l’apparence des réalisations. C’est l’absorption d’encre diluée qui fait apparaître par capillarité les strates temporelles d’un « dessin » sur le carton de gobelets mis à plat (Plantations de Paysages - Chinoiseries, 2006-2008). Des éponges de ménage (Paysage étendu, 2013) sont quant à elles les témoins d’un processus bien réglé de trempages successifs. Le rôle de l’artiste consiste à ajouter progressivement une mesure de liquide – déterminée par la quantité qu’une éponge peut contenir – afin d’éclaircir la solution d’encre. D’une méthode fondée sur la répétition, jusqu’à épuisement2, il résulte un ensemble d’éponges présentant un dégradé de valeurs allant de la nuance d’origine au noir absolu. Dans tous les cas, plus que de geste, en suivant la distinction opérée par Barthes, c’est d’acte dont il est question, c’est-à-dire d’un geste désaffectivé, indépendant de toute psychologie, humeur ou état temporaire. À moins que cette mécanique, comme l’économie générale des mises en œuvre, ne constitue pour l’artiste le moyen de lutter contre la mélancolie.
Jérémy Laffon qualifie parfois son travail d’« art minable ». Pourtant, une telle « réussite » reposerait paradoxalement sur la prise en compte du caractère dérisoire de l’entreprise artistique, voire sur l’obsession de ce qui semble vain. L’artiste sape toute autorité créatrice et, simultanément, lutte contre cet abandon. L’idée d’entropie domine bien des travaux, avec son pendant, le ratage. Celui-ci est d’autant plus rendu sensible que le temps visiblement passé à élaborer la forme est long et la tâche ardue. Camille Videcoq évoque à juste titre le « travail patient de transformation du matériau qu’alimente une certaine énergie du défi »3. Lorsque le faire atteint un degré de précision et une patience tels qu’il s’apparente à celui de quelque modéliste, c’est la dimension laborieuse de l’activité artistique qui est mise en avant et, avec elle, le savoir-faire qui vient légitimer, dans les classes populaires et pour les néophytes, la qualité supposée de l’œuvre et sa valeur. Ainsi Trésor de Mexico4, de 2011, relève de ce qu’on pourrait nommer un loisir actif, consistant à poser des tablettes de chewing-gums en équilibre les unes sur les autres. Chef-d’œuvre improbable des compagnons, Luna Park miniature, l’échafaudage s’élève à la manière des châteaux de cartes, selon un schéma modulaire précis, qui, répété, offre l’image même de la précarité. Moins que des parodies d’architectures utopiques ou de monuments hollywoodiens, Trésor de Mexico est l’expression d’une mise en ordre inutile. Fondés sur des protocoles mathématiques, les plans permettent un développement structurel d’une grande complexité. Cette méthode souligne d’autant plus la dérision du projet que la construction se défait bientôt lamentablement. Ainsi que le souligne Luc Jeand’heur, « son ampleur ironique et absurde se confronte à sa fragilité, dans l’attente d’une chute comme pour une bonne histoire (et comme pour toute histoire « drôle » réussie, le drame n’est pas loin) »5. Mais ce « drame » n’est pas dû à une déflagration qui provoquerait un effondrement brusque ; tout au contraire, la métamorphose est lente, progressive, le matériau se déformant peu à peu, ramollissant insensiblement durant plus de 90 heures et devenant incapable de supporter son propre poids6. De la forme construite et achevée, cette structure passe dès lors à l’Antiform. L’artiste garde du reste trace de cet avachissement grâce à une captation vidéo.
À l’instar d’autres réalisations, celle-ci pourrait constituer la métaphore de l’activité artistique comme Vanité. La productivité et l’improductivité sont montrées comme indissociables. Parfois, une réparation sans fin – remplacer au fur et à mesure les tablettes de chewing-gum brisées par des morceaux de balsa identiques de forme et de dimension – maintient la tension entre ces deux pôles (Relique, 2013). On y décèle une forme de résistance à l’entropie par ailleurs mise en avant. Car l’opiniâtreté naît du désœuvrement – ou semble telle –, quand le laisser-aller et le laisser-faire semble conceptuellement programmé.
La démarche de Jérémy Laffon correspond à des « manières » d’être artiste contraires : celui-ci y apparaît tantôt comme un habile technicien tantôt comme un piètre bricoleur ; tantôt comme un inventeur de structures complexes, tantôt comme celui qui ne fait que déclencher un procès hasardeux. En somme, et sans qu’il s’agisse de posture, l’artiste incarne des figures opposées, celle du modeste travailleur autant que du paresseux, du démiurge autant que du charlatan.
Terrain d’entente (2011) résulte d’un travail de nettoyage du sol de l’atelier. Méticuleusement, à l’aide de pochoirs servant alternativement de positif et de négatif, l’artiste fait apparaître à partir d’une sale grisaille un pâle motif décoratif géométrique. Entre un « art minable » et ce qui apparaît comme la marque d’une transfiguration, fût-elle provisoire, la magie opère. Et si Jérémy Laffon inscrit bien la vie dans l’art, c’est afin que l’œuvre entretienne un rapport de familiarité avec le regardeur. Loin d’en être seulement spectateur, celui-ci s’y sent inclus. Dans cette mesure, le jeu solitaire de l’artiste peut, avec légèreté, adoucir la perspective inéluctable de notre condition commune.
Natacha Pugnet